Dida Badi-El Watan
La révolution industrielle qu’a connue l’Europe vers le XVIIIe siècle a engendré le besoin, chez les grandes puissances coloniales, de trouver de nouveaux débouchés à leurs produits manufacturés.
C’était dans cette ambiance de compétition coloniale que les explorateurs européens livrèrent des informations sur les voies de passage, ainsi que sur les tribus touareg à l’intérieur du Sahara. Le sort réservé à la mission Flatters(2) en 1881 par les Touareg du Hoggar retarda la pénétration coloniale de vingt ans.
Pendant ce temps, le Sahara touareg se présente comme la dernière tache blanche sur les cartes coloniales de l’Afrique de l’Ouest. Cette situation n’a fait que mythifier davantage l’image du Sahara et de ses habitants dans l’imaginaire des Européens et à inciter à sa conquête. Cette période s’est caractérisée par la prise de Tombouctou (1893), d’In Salah (1900), deux comptoirs commerciaux importants situés, respectivement à l’ouest et au nord du monde touareg. Comme conséquence de l’occupation du pays touareg, l’établissement de «la paix coloniale», l’organisation de territoires sahariens en ceux dépendant de l’Afrique du Nord ou les «Touareg du Nord»(3) et les autres d’Afrique occidentale française (AOF), le Niger et le Mali.
Seuls les Touareg maliens feront l’objet de ce texte.
Nous analyserons, dans une perspective historique, l’évolution de rapports entre l’Etat indépendant du Mali et ses populations touareg à la faveur de l’apparition, au cours de ces dernières décennies, de mouvements de contestation politico-militaires touaregs. Pour cela, nous relaterons dans un premier temps la genèse et l’évolution de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler «le problème touareg». Nous évoquerons, tout le long du texte, la médiation algérienne, étant donné le rôle important joué par l’Algérie afin de trouver une solution négociée aux différentes rébellions touareg du Mali.
Enfin nous proposerons, à la lumière de données exposées, une lecture prospective des mutations sociopolitiques, au sein des Touareg maliens, dans un contexte marqué par la globalisation qui implique la présence de nouveaux acteurs étrangers dans la région sahélo-saharienne.
I – Genèse du problème touareg (4)
A- La première confrontation 1963-64
Le premier contact violent entre un groupe touareg et un Etat-nation né de la décolonisation est intervenu suite au déclenchement, dans l’Adagh, d’une première rébellion touareg en 1963-64 soit trois ans seulement après l’indépendance du Mali, en 1960.
Les raisons profondes qui pourraient expliquer pourquoi seuls les Touaregs maliens ont choisi la voie de la confrontation dans leurs relations avec l’Etat-nation né de l’indépendance, pourraient remonter au temps de l’imposition des frontières et de l’annexion, le 16 avril 1904, de la partie malienne de leur territoire au gouvernement du Soudan français, et ce, malgré leur refus. En effet, les Kel Adagh avaient, en 1901, envoyé une députation à In Salah pour faire leur soumission aux autorités coloniales de Tidikelt (C. Ag Baye et R. Bellil, 1986)(5).
Leur rattachement au Maghreb permettait aux Kel Adagh de s’affranchir des Iwallemmedan dont ils étaient dépendants
(Grémont, 2010)(6) et de suivre Moussa Ag Amastan qui était leur allié dans la lutte contre les
razzias des Réguibat du Sahara occidental (Cortier, 1908)(7). Moussa, qui voulait représenter une alternative à la démarche de l’aménokal de l’Ahaggar, Ahitaghel, puis son neveu, Attici, qui choisirent la confrontation ouverte pour
contrer l’avancée des troupes françaises, devait prendre la tête du «Parti de la paix» (A. Bourgeot, 1986)(8).
Selon la tradition orale (D. Badi, 2010)(9), les Kel Adagh furent conseillés par Baye Al Kuntin, moqadem de la Qadiria, de ne pas s’affronter à l’armée française. Ainsi, en choisissant de ne pas s’opposer par la force à la pénétration coloniale, les Kel Adagh surent tirer les enseignements de la défaite des Iwallemmedan, (P. Boilley, 1999)(10). Toutefois, les rapports de force entre les armées coloniales firent que ni la stratégie de Moussa Ag Amastan d’annexer l’Adagh à l’Ahaggar ni celle des Kel Adagh de se rattacher au Maghreb ne virent le jour (A. Bourgeot, 1986)(11). Leur attitude pacifique envers les autorités françaises, après la défaite de Fihrun Ag Alinsar des Iwallemmdan (1916) permit aux Kel Adagh d’asseoir leur confédération sous l’œil bienveillant des autorités militaires de la région.
Ainsi, la chefferie des Kel Adagh était bien assise lorsque vint l’indépendance du Mali. A la différence de leur attitude pacifique à l’égard des autorités coloniales, les Kel Adagh choisirent la confrontation à l’endroit de l’avancée vers le Nord des troupes militaires du nouvel Etat-nation du Mali indépendant.
B- Projet politique de la première rébellion, contours géographiques du pays revendiqué
Malgré la présence de certains chefs touaregs de la boucle du Niger aux côtés de l’aménokal de l’Adagh, Zeid Ag Attaher, la rébellion de 1963-64 était une affaire des seuls Kel Adagh, (Lecocq, 2010). Ainsi, le projet politique de cette première rébellion était de maintenir, au sein du nouvel Etat national, le rôle prépondérant dont la chefferie des Kel Adagh bénéficiait sous l’autorité française. Un système de gouvernance similaire à celui mis en place par les autorités coloniales qui se sont appuyées sur les chefs traditionnels dans la gestion des territoires sahariens (A. Bourgeot)(12). Ce système était proche de l’Indirect Rule adoptée par les Anglais pour leurs colonies. Mais la nature révolutionnaire du système politique du nouveau régime socialisant malien supposait la conquête de l’ensemble de son territoire et le recouvrement de son autorité au sein de ses frontières (A. Bourgeot, 1989(13) ; R. Bellil et D. Badi, 1993)(14). Cette logique de l’Etat-nation justifiait donc l’éradication de toute contestation, comme ce fut le cas en 1963-64.
C- La «paix des braves» d’Intalla Ag Attaher
Intalla Ag Attaher, qui remplaça à la tête de la chefferie des Kel Adagh son frère aîné Zeid, qui prit la tête de la révolte, adopta une posture plus conciliante vis-à-vis des nouvelles autorités. C’est ainsi que, pour dénouer la crise née de la confrontation violente en 1963-64, il offrit ses bons offices. Il réussit à amener les combattants touaregs à déposer les armes contre une «paix des braves», contribuant à vider leur contestation de sa dimension politique. Ce faisant, il conféra la légitimité à l’action de l’armée qui devient ainsi une opération ordinaire de maintien de l’ordre(15). Ce geste d’Intalla en faveur de la paix permit à la chefferie des Kel Adagh de maintenir tant bien que mal son rôle d’intermédiaire entre l’administration et les tribus touarègues. Toutefois, le sentiment né de la défaite de 1964 que nourrissait le maintien en prison des chefs rebelles(16) contribua à entretenir vivace la flamme de la révolte.
D- Les crises écologiques et l’exil des années 1970-80
L’option éradicatrice, choisie par l’armée à l’encontre de la rébellion, n’a pas laissé place à une paix négociée qui aurait permis de désamorcer la crise et d’installer un climat de confiance entre les autorités et la population. Dans cette ambiance de méfiance réciproque, l’Etat est mis en cause pour expliquer toutes les crises et les catastrophes (sécheresses, épidémies, famines, etc.) qui s’abattaient sur la région.
E- Réactivation de la contestation dans l’exil et médiation algérienne
La relation de l’Algérie avec le «problème touareg» remonte à la guerre de Libération nationale lorsque certains militants de l’ALN s’étaient réfugiés dans la région de Kidal(17). Cependant, deux événements qui se sont déroulés au début de l’indépendance du Mali ont constitué les points saillants de cette relation. Il s’agit, d’une part, de l’octroi à l’armée malienne, par le président Ahmed Ben Bella, du droit de poursuite à l’intérieur du territoire algérien et, d’autre part, de la remise à Bamako des chefs rebelles(18).
Ces événements poussèrent les premiers réfugiés touaregs maliens à se rendre à Tamanrasset et à la base nucléaire française d’In Ekker(19). Ainsi, lorsque survint la sécheresse de 1973, l’économie nomade se trouvait déjà fragilisée. La sécheresse entraîna de graves famines qui poussèrent des familles entières sur le chemin de l’exil vers l’Algérie et la Libye où elles trouvèrent refuge (R. Bellil et D. Badi, 1993)(20). Les conditions de précarité dans lesquelles vivaient ces réfugiés étaient perçues comme une conséquence de leur exil dont le gouvernement de Bamako se serait rendu responsable.
Des idées circulaient et une nouvelle organisation politique vit le jour. Ainsi, ce sentiment contribua à cristalliser le projet politique de la deuxième rébellion. Il était fondé sur la vengeance (egha) à prendre sur l’armée malienne après la défaite de 1964 (B. Lecocq, 2010)(21).
II- Deuxième rébellion, 1990
Le travail de sensibilisation fait autour des leaders historiques de la première rébellion installée dans l’exil(22) aboutit au déclenchement, en 1990, de la deuxième rébellion au Nord-Mali. En janvier 1991 furent signés, à Tamanrasset, les premiers accords entre le gouvernement du général Moussa Traoré et le Mouvement populaire de l’Azawad d’Iyad Ag Ghali, après six mois de combat (G. Klute, 1995)(23). Les accords mirent fin aux hostilités et consacrèrent l’Algérie, qui réussit à amener les deux parties à la table de négociations, comme médiateur.
Ces accords, qui portaient sur l’autonomie de gestion des régions du Nord Mali, précipitèrent la chute du général Moussa Traoré(24) et n’ont jamais été véritablement appliqués sur le terrain en raison de l’éclatement du Mouvement populaire de l’Azawad (MPA(25)) en plusieurs fronts et mouvements. Cet éclatement traduisait l’échec du projet politique de la deuxième rébellion qui envisageait la construction d’une nation touareg «Tumast n’Kel Tamasheq» au sein d’une entité territoriale Azawad dont les limites politiques devaient épouser celles du territoire touareg malien.
Le hasard voulut que la cité historique et multiethnique de Tombouctou vive la fin d’une guerre ethnique la plus douloureuse, à l’issue de la signature du Pacte national, en 1992. Fin que marqua la cérémonie de «la flamme de la paix» qui rassembla les «fronts et mouvements unifiés de l’Azawad» et le mouvement des Songhaïs (Ganda Koy). Il fut alors convenu non seulement de déposer les armes, mais de les brûler dans un impressionnant brasier. Cette opération a été perçue comme un franc succès qui venait couronner les efforts de la médiation internationale sous l’égide de l’Algérie.
L’adhésion, par les mouvements et fronts politico-militaires touaregs, au Pacte national et au programme d’intégration impliquait en même temps leur abandon de la dimension politique et géographique de l’Azawad et son remplacement par celle de République du Mali. Autrement dit, l’abandon de toute revendication sécessionniste.
III- Troisième rébellion, 2006
Malgré des gros efforts en matière de développement et d’intégration des ex-combattants dans les corps de sécurité, l’application du Pacte national n’a pas convaincu certains leaders de la rébellion, qui reprochèrent au pouvoir de Bamako son laxisme dans sa traduction sur le terrain. C’est dans ces conditions qu’éclata, le 23 mai 2006, la troisième rébellion malienne (B. Lecocq, 2010)(26), l’Alliance démocratique pour le changement (ADC). Cette rébellion, tout comme celle des années 1963-64, fut encadrée et animée par les seuls Kel Adagh. Toutefois, la principale différence était que, cette fois, la chefferie traditionnelle n’y joua aucun rôle notable.
L’utilisation du terme «région de Kidal» dans sa plateforme de revendications au lieu d’«Azawad» semble indiquer que la troisième rébellion inscrit son action dans le cadre de l’Etat malien dont elle ne remet pas en cause les frontières et l’organisation administrative.
Son déclenchement, à un moment particulièrement sensible du fait de la présence des groupes terroristes du GSPC au Sahel, a fait que la médiation internationale devenait une question d’urgence.
En effet, la prise d’otages autrichiens et allemands par des éléments du GSPC basés au Mali, en 2003, justifia l’élargissement à la région du Sahel(27) de la lutte internationale contre le terrorisme conduite par les Etats- Unis. C’est ainsi qu’ont vu le jour les initiatives Pansahel et TSCTI(28). Là encore, les regards de deux parties, gouvernement et rebelles, se sont tournés vers l’Algérie pour solliciter sa médiation. Comme pour exprimer son attachement aux accords passés, l’Algérie a posé, d’entrée de jeu, des conditions aux futures négociations. Elle exigea et obtint de la partie touareg de renoncer à toute revendication territoriale ou sécessionniste.
L’implication de certains leaders de la rébellion touareg dans la libération des otages occidentaux attira l’attention des acteurs étrangers sur le rôle que ces anciens chefs rebelles peuvent jouer dans les nouveaux jeux politiques et sécuritaires qui se dessinent dans la zone. L’ADC, soucieuse de l’image de sa lutte sur la scène internationale, s’est démarquée des groupes terroristes du GSPC. L’Alliance leva ainsi les craintes et les appréhensions de l’opinion publique et de certains gouvernements quant à l’éventualité de ses connexions avec les militants islamistes. Plus encore, les rebelles touaregs entrèrent en conflit ouvert avec eux et les chassèrent de la zone qu’ils contrôlaient, en faisant des victimes.
L’un des points les plus importants des Accords d’Alger était lié à la mise en place d’unités combattantes placées sous le commandement de l’armée et formées d’anciens rebelles touaregs. Si cette clause satisfait les rebelles qui y voyaient une possibilité de s’assurer la gestion sécuritaire de leur territoire, elle ne semble pas avoir eu l’adhésion de Bamako, même si on y clame haut et fort que ces accords sont devenus une loi depuis que le Parlement les a cautionnés.
Cependant, pour nombre d’observateurs, les unités spéciales pouvaient être bénéfiques dans la mesure où elles permettaient de mettre à contribution le dynamisme guerrier des combattants touaregs dans la lutte contre les terrorisme.
IV- Quatrième rébellion, 2008
Tout comme ceux de Tamanrasset, les Accords d’Alger n’ont pas pu trouver une voie d’application, ce qui encouragea Ibrahim Ag Bahanga à faire dissidence et à fonder l’Alliance des Touaregs du Nord-Mali pour le changement (ATNMC) entrant en guerre contre l’armée malienne.
La situation s’est compliquée lorsque les éléments de l’ADC quittèrent leur cantonnement de Kidal pour rejoindre la montagne, suite à l’assassinat d’un de leurs compagnons d’armes. Cette détérioration de la situation sécuritaire suscita les craintes de voir la région au bord du gouffre, d’autant plus que l’Algérie suspendit sa médiation pour protester contre les accusations de soutien à la rébellion formulées contre elle par certains organes de presse maliens.
Toutefois, suite à l’insistance des deux parties, gouvernement et rebelles, l’Algérie reprit sa médiation mais posa ses conditions : elle aurait souhaité être le seul médiateur et présider la commission de suivi de l’application de l’Accord d’Alger. Ces deux conditions peuvent être comprises comme une allusion faite aux interférences du voisin libyen dans le dossier touareg et le laxisme des autorités de Bamako quant à l’application effective de cet accord. Le ministre délégué aux Affaires maghrébines et africaines dira : «l’Algérie a suspendu sa médiation dans le conflit du Nord-Mali pour montrer à ceux qui l’accusent qu’elle est désintéressée et que sa seule motivation était de rapprocher les frères du nord Mali.»(29)
La confusion que fit planer Ag Bahanga quant à son adhésion à l’application des Accords d’Alger n’était pas pour faciliter la tâche des autorités algériennes. Sa déclaration depuis Tripoli, le 13 octobre 2008(30), selon laquelle il ne se sentait plus représenter par le porte-parole de l’ADC pouvait être comprise comme une manière de se démarquer des accords passés et d’aller vers de nouvelles négociations avec le gouvernement malien.
Cependant, l’ATNMC, n’ayant pas réussi à amener le Mali, et ce, malgré des contacts informels, notamment à Tripoli, à la table de négociation n’a pas pu obtenir une reconnaissance officielle. Toutefois, l’organisation d’Ag Bahanga resta le seul mouvement armé qui continua à poser le problème des rapports entre les Touaregs maliens à leur Etat par la voie des armes, et ce, jusqu’à l’avènement de l’actuelle rébellion.
V- Le conflit libyen et le problème touareg
Les Touaregs sahéliens, installés en terres libyennes depuis des décennies et qui avaient presque perdu tout lien avec leur pays d’origine, ont été les premiers à servir de chair à canon et à être envoyés en première ligne du front à Misratah, Zaouia et Tripoli, pour défendre le régime d’El Gueddafi. De l’avis des observateurs, ils ont contribué, par leur engagement militaire, à retarder de plusieurs mois l’issue de la guerre et cela malgré les bombardements de l’aviation de l’OTAN.
Deux tendances ont vu le jour au sein des Touaregs sahéliens lors d’une réunion qui eut lieu à Sebha, au mois d’août 2011, suite à la défaite de l’armée libyenne : ceux qui considéraient que leur installation en Libye n’avait plus de sens après la chute d’El Gueddafi et que le moment était venu de rentrer chez eux, et ceux qui estimaient qu’ils ne pouvaient pas quitter ce pays auquel ils avaient tout donné.
Désormais, ces deux tendances connaîtront deux destins différents.
Si l’avenir de ceux qui sont restés en Libye dépendra de leur aptitude à nouer des alliances politiques avec les différents clans de ce pays, qu’ils connaissent désormais très bien, ceux qui sont rentrés dans leur pays d’origine avec armes et bagages, compte tenu de leur statut de combattants et de la nature de l’armement dont ils disposaient, ont fait parler d’eux.
VI- La rébellion de 2012 et l’émergence de deux projets politiques opposés
L’adhésion d’une frange du mouvement touareg à l’idéologie islamiste et l’intervention de forces étrangères sont à appréhender dans le sens de l’internationalisation de la question touareg qui se nouait et se dénouait, jusque-là, dans un cadre régional restreint. Ainsi, le sort réservé au mouvement nationaliste touareg (MNLA), qui a éclaté quelques semaines seulement après la réalisation de son objectif de chasser l’armée malienne de territoires dont il se réclamait, a conforté ses détracteurs parmi les islamistes dans leur conviction que seul le projet islamique était à même de constituer l’élément fédérateur entre non seulement les différents clans touaregs, mais aussi les différentes composantes ethniques de la région de l’Azawad, voire de tout le Mali.
Cette conviction s’apparente à un projet de société alternatif, à la fois, à celui de l’Etat-nation malien (rongé par la corruption et le népotisme) et les programmes politiques de différents mouvements politico-militaires touaregs, qui se sont tous heurtés à l’organisation lignagère de leur société et d’un manque évident d’un ciment idéologique.
Ainsi, Iyad Ag Ghali, leader et fondateur d’Ançar Eddine, l’un des principaux protagonistes de la situation actuelle, a fait l’expérience de cette amère réalité. Son désenchantement, suite à l’échec de son projet initial de fédérer les Touaregs au sein d’une nation unie, expliquerait son adhésion au mouvement de prédication de la Tablighi Jama’at, qui a fait le lit du salafisme jihadiste actuel.
Alors qu’en adhérant à la Tablighi Jama’at, Iyad a opté pour un projet de prédication religieuse qui visait la transformation pacifique mais profonde et progressive de la société touareg malienne en vue de son intégration dans le cadre plus global de la Nation musulmane (oumma islamya), une autre frange de la rébellion touareg historique, sous la houlette du feu Ibrahim Ag Bahanga, ambitionnait de poursuivre le combat initial à travers la création de l’ATNMC.
Cependant, le déclenchement de la rébellion du MNLA, le 17 janvier 2012, a pris de court le projet d’islamisation progressive entrepris par Iyad Ag Ghali et l’a poussé à franchir une nouvelle étape en créant un mouvement djihadiste, Ancar Eddine.
Il apparaît dès lors que deux projets politiques antagoniques ont vu le jour au sein de Touaregs maliens : le premier, bien que conçu localement à partir de la conversion de certains réseaux locaux de la secte islamiste pakistanaise de la Tablighi Jama’at en un salafisme jihadiste, qui se rattache au projet islamique mondial ; le second projet, plus ancré dans l’histoire de la contestation des Touaregs maliens. Celui-ci, des élites scolarisées, contribuant ainsi à la reformulation de la contestation touareg dans un discours en adéquation avec le langage des institutions internationales de droit des minorités.
Ainsi, ce qui s’apparente à des tentatives de rapprochement entre le MNLA et Ançar Eddine, ne serait en réalité que l’expression du désire de certains acteurs de la rébellion traditionnelle, à joindre les deux projets de société ; mais surtout l’expression de la volonté d’Iyad Ag Aghali à phagocyter le MNLA, seule organisation qui fait obstacle à son ambition d’inscrire la question touarègue dans une dimension islamique. Jusqu’à récemment, certains observateurs de la scène sahélienne privilégiaient l’hypothèse selon laquelle Iyad Ag Ghali adopterait la même politique d’entrisme à l’égard des autres organisations islamistes (Mujao et AQMI) afin de présenter Ançar Eddine comme la seule entité islamique fréquentable, dans le but de les supplanter.
Ainsi, Iyad semblait être à la recherche de deux légitimités : l’autochtonie ou l’enracinement dans le local. Une légitimité historique. Ces deux légitimités lui sont indispensables pour asseoir son projet, alors qu’elles ne peuvent être acquises qu’au détriment, à la fois, du MNLA et des autres organisations islamistes (AQMI et Mujao). En effet, outre le MNLA qui, en plus d’incarner la légitimité historique de la rébellion touareg, il y a la chefferie traditionnelle, particulièrement celle des Ifoghas, dont l’idéologie est basée sur le chérifisme. A cela s’ajoute le religieux populaire. Les tenants de ces deux dernières institutions traditionnelles se sont manifestés par des prises de position tranchées contre les salafistes tout en appelant, dans une allusion à AQMI, les groupes armés non azawadiens à quitter la région. Cet appel fait suite à deux réunions, tenues par les savants et érudits les plus en vue dans l’Azawad, à Gao et Kidal les 24, 25 et 26 avril et 17, 18, 19 et 20 juin 2012.
Les observateurs de la scène malienne reconnaissent que le leader d’Ançar Eddine avait non seulement les moyens de sa stratégie, mais que celle-ci ne manquait pas de cohérence s’il n’avait pas sous-estimé les enjeux mondiaux qui ont poussé l’ancienne puissance coloniale à réagir à sa manœuvre de faire bouger les lignes de front, en le poussant davantage dans le giron de ses alliés islamistes qui deviennent ses seuls soutiens après qu’il ait été lâché par l’aile modérée de son mouvement, qui créa, sous la pression de la chefferie traditionnelle des Ifoghas, une nouvelle organisation, le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA).
A l’issue de cette sixième rébellion en cinquante ans d’indépendance du Mali, on voit bien que le «problème touareg», qui n’était au départ qu’une question de bonne gouvernance, interne au système politique de ce pays, s’est non seulement internationalisé après son examen par le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a émis la décision n°2085 ayant ouvert la voie à l’intervention militaire des puissances étrangères, mais il s’est également globalisé après l’introduction de la dimension religieuse dans sa revendication traditionnelle.
Mais si le Mali, dans cette phase de réfondation de l’Etat, s’entête à vouloir rétablir la situation antérieure en refusant un dialogue sincère et inclusif en vue d’une solution durable et définitive avec ses populations touaregs, il sera alors difficile de prédire ce que sera le Sahel tout entier dans les années à venir.
Dida Badi Ag Khammadine est détenteur d’un PhD en anthropologie africaine de l’université Bayreuth (Allemagne). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et études sur les Touareg édités aussi bien en Algérie qu’à l’étranger.
Pendant ce temps, le Sahara touareg se présente comme la dernière tache blanche sur les cartes coloniales de l’Afrique de l’Ouest. Cette situation n’a fait que mythifier davantage l’image du Sahara et de ses habitants dans l’imaginaire des Européens et à inciter à sa conquête. Cette période s’est caractérisée par la prise de Tombouctou (1893), d’In Salah (1900), deux comptoirs commerciaux importants situés, respectivement à l’ouest et au nord du monde touareg. Comme conséquence de l’occupation du pays touareg, l’établissement de «la paix coloniale», l’organisation de territoires sahariens en ceux dépendant de l’Afrique du Nord ou les «Touareg du Nord»(3) et les autres d’Afrique occidentale française (AOF), le Niger et le Mali.
Seuls les Touareg maliens feront l’objet de ce texte.
Nous analyserons, dans une perspective historique, l’évolution de rapports entre l’Etat indépendant du Mali et ses populations touareg à la faveur de l’apparition, au cours de ces dernières décennies, de mouvements de contestation politico-militaires touaregs. Pour cela, nous relaterons dans un premier temps la genèse et l’évolution de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler «le problème touareg». Nous évoquerons, tout le long du texte, la médiation algérienne, étant donné le rôle important joué par l’Algérie afin de trouver une solution négociée aux différentes rébellions touareg du Mali.
Enfin nous proposerons, à la lumière de données exposées, une lecture prospective des mutations sociopolitiques, au sein des Touareg maliens, dans un contexte marqué par la globalisation qui implique la présence de nouveaux acteurs étrangers dans la région sahélo-saharienne.
I – Genèse du problème touareg (4)
A- La première confrontation 1963-64
Le premier contact violent entre un groupe touareg et un Etat-nation né de la décolonisation est intervenu suite au déclenchement, dans l’Adagh, d’une première rébellion touareg en 1963-64 soit trois ans seulement après l’indépendance du Mali, en 1960.
Les raisons profondes qui pourraient expliquer pourquoi seuls les Touaregs maliens ont choisi la voie de la confrontation dans leurs relations avec l’Etat-nation né de l’indépendance, pourraient remonter au temps de l’imposition des frontières et de l’annexion, le 16 avril 1904, de la partie malienne de leur territoire au gouvernement du Soudan français, et ce, malgré leur refus. En effet, les Kel Adagh avaient, en 1901, envoyé une députation à In Salah pour faire leur soumission aux autorités coloniales de Tidikelt (C. Ag Baye et R. Bellil, 1986)(5).
Leur rattachement au Maghreb permettait aux Kel Adagh de s’affranchir des Iwallemmedan dont ils étaient dépendants
(Grémont, 2010)(6) et de suivre Moussa Ag Amastan qui était leur allié dans la lutte contre les
razzias des Réguibat du Sahara occidental (Cortier, 1908)(7). Moussa, qui voulait représenter une alternative à la démarche de l’aménokal de l’Ahaggar, Ahitaghel, puis son neveu, Attici, qui choisirent la confrontation ouverte pour
contrer l’avancée des troupes françaises, devait prendre la tête du «Parti de la paix» (A. Bourgeot, 1986)(8).
Selon la tradition orale (D. Badi, 2010)(9), les Kel Adagh furent conseillés par Baye Al Kuntin, moqadem de la Qadiria, de ne pas s’affronter à l’armée française. Ainsi, en choisissant de ne pas s’opposer par la force à la pénétration coloniale, les Kel Adagh surent tirer les enseignements de la défaite des Iwallemmedan, (P. Boilley, 1999)(10). Toutefois, les rapports de force entre les armées coloniales firent que ni la stratégie de Moussa Ag Amastan d’annexer l’Adagh à l’Ahaggar ni celle des Kel Adagh de se rattacher au Maghreb ne virent le jour (A. Bourgeot, 1986)(11). Leur attitude pacifique envers les autorités françaises, après la défaite de Fihrun Ag Alinsar des Iwallemmdan (1916) permit aux Kel Adagh d’asseoir leur confédération sous l’œil bienveillant des autorités militaires de la région.
Ainsi, la chefferie des Kel Adagh était bien assise lorsque vint l’indépendance du Mali. A la différence de leur attitude pacifique à l’égard des autorités coloniales, les Kel Adagh choisirent la confrontation à l’endroit de l’avancée vers le Nord des troupes militaires du nouvel Etat-nation du Mali indépendant.
B- Projet politique de la première rébellion, contours géographiques du pays revendiqué
Malgré la présence de certains chefs touaregs de la boucle du Niger aux côtés de l’aménokal de l’Adagh, Zeid Ag Attaher, la rébellion de 1963-64 était une affaire des seuls Kel Adagh, (Lecocq, 2010). Ainsi, le projet politique de cette première rébellion était de maintenir, au sein du nouvel Etat national, le rôle prépondérant dont la chefferie des Kel Adagh bénéficiait sous l’autorité française. Un système de gouvernance similaire à celui mis en place par les autorités coloniales qui se sont appuyées sur les chefs traditionnels dans la gestion des territoires sahariens (A. Bourgeot)(12). Ce système était proche de l’Indirect Rule adoptée par les Anglais pour leurs colonies. Mais la nature révolutionnaire du système politique du nouveau régime socialisant malien supposait la conquête de l’ensemble de son territoire et le recouvrement de son autorité au sein de ses frontières (A. Bourgeot, 1989(13) ; R. Bellil et D. Badi, 1993)(14). Cette logique de l’Etat-nation justifiait donc l’éradication de toute contestation, comme ce fut le cas en 1963-64.
C- La «paix des braves» d’Intalla Ag Attaher
Intalla Ag Attaher, qui remplaça à la tête de la chefferie des Kel Adagh son frère aîné Zeid, qui prit la tête de la révolte, adopta une posture plus conciliante vis-à-vis des nouvelles autorités. C’est ainsi que, pour dénouer la crise née de la confrontation violente en 1963-64, il offrit ses bons offices. Il réussit à amener les combattants touaregs à déposer les armes contre une «paix des braves», contribuant à vider leur contestation de sa dimension politique. Ce faisant, il conféra la légitimité à l’action de l’armée qui devient ainsi une opération ordinaire de maintien de l’ordre(15). Ce geste d’Intalla en faveur de la paix permit à la chefferie des Kel Adagh de maintenir tant bien que mal son rôle d’intermédiaire entre l’administration et les tribus touarègues. Toutefois, le sentiment né de la défaite de 1964 que nourrissait le maintien en prison des chefs rebelles(16) contribua à entretenir vivace la flamme de la révolte.
D- Les crises écologiques et l’exil des années 1970-80
L’option éradicatrice, choisie par l’armée à l’encontre de la rébellion, n’a pas laissé place à une paix négociée qui aurait permis de désamorcer la crise et d’installer un climat de confiance entre les autorités et la population. Dans cette ambiance de méfiance réciproque, l’Etat est mis en cause pour expliquer toutes les crises et les catastrophes (sécheresses, épidémies, famines, etc.) qui s’abattaient sur la région.
E- Réactivation de la contestation dans l’exil et médiation algérienne
La relation de l’Algérie avec le «problème touareg» remonte à la guerre de Libération nationale lorsque certains militants de l’ALN s’étaient réfugiés dans la région de Kidal(17). Cependant, deux événements qui se sont déroulés au début de l’indépendance du Mali ont constitué les points saillants de cette relation. Il s’agit, d’une part, de l’octroi à l’armée malienne, par le président Ahmed Ben Bella, du droit de poursuite à l’intérieur du territoire algérien et, d’autre part, de la remise à Bamako des chefs rebelles(18).
Ces événements poussèrent les premiers réfugiés touaregs maliens à se rendre à Tamanrasset et à la base nucléaire française d’In Ekker(19). Ainsi, lorsque survint la sécheresse de 1973, l’économie nomade se trouvait déjà fragilisée. La sécheresse entraîna de graves famines qui poussèrent des familles entières sur le chemin de l’exil vers l’Algérie et la Libye où elles trouvèrent refuge (R. Bellil et D. Badi, 1993)(20). Les conditions de précarité dans lesquelles vivaient ces réfugiés étaient perçues comme une conséquence de leur exil dont le gouvernement de Bamako se serait rendu responsable.
Des idées circulaient et une nouvelle organisation politique vit le jour. Ainsi, ce sentiment contribua à cristalliser le projet politique de la deuxième rébellion. Il était fondé sur la vengeance (egha) à prendre sur l’armée malienne après la défaite de 1964 (B. Lecocq, 2010)(21).
II- Deuxième rébellion, 1990
Le travail de sensibilisation fait autour des leaders historiques de la première rébellion installée dans l’exil(22) aboutit au déclenchement, en 1990, de la deuxième rébellion au Nord-Mali. En janvier 1991 furent signés, à Tamanrasset, les premiers accords entre le gouvernement du général Moussa Traoré et le Mouvement populaire de l’Azawad d’Iyad Ag Ghali, après six mois de combat (G. Klute, 1995)(23). Les accords mirent fin aux hostilités et consacrèrent l’Algérie, qui réussit à amener les deux parties à la table de négociations, comme médiateur.
Ces accords, qui portaient sur l’autonomie de gestion des régions du Nord Mali, précipitèrent la chute du général Moussa Traoré(24) et n’ont jamais été véritablement appliqués sur le terrain en raison de l’éclatement du Mouvement populaire de l’Azawad (MPA(25)) en plusieurs fronts et mouvements. Cet éclatement traduisait l’échec du projet politique de la deuxième rébellion qui envisageait la construction d’une nation touareg «Tumast n’Kel Tamasheq» au sein d’une entité territoriale Azawad dont les limites politiques devaient épouser celles du territoire touareg malien.
Le hasard voulut que la cité historique et multiethnique de Tombouctou vive la fin d’une guerre ethnique la plus douloureuse, à l’issue de la signature du Pacte national, en 1992. Fin que marqua la cérémonie de «la flamme de la paix» qui rassembla les «fronts et mouvements unifiés de l’Azawad» et le mouvement des Songhaïs (Ganda Koy). Il fut alors convenu non seulement de déposer les armes, mais de les brûler dans un impressionnant brasier. Cette opération a été perçue comme un franc succès qui venait couronner les efforts de la médiation internationale sous l’égide de l’Algérie.
L’adhésion, par les mouvements et fronts politico-militaires touaregs, au Pacte national et au programme d’intégration impliquait en même temps leur abandon de la dimension politique et géographique de l’Azawad et son remplacement par celle de République du Mali. Autrement dit, l’abandon de toute revendication sécessionniste.
III- Troisième rébellion, 2006
Malgré des gros efforts en matière de développement et d’intégration des ex-combattants dans les corps de sécurité, l’application du Pacte national n’a pas convaincu certains leaders de la rébellion, qui reprochèrent au pouvoir de Bamako son laxisme dans sa traduction sur le terrain. C’est dans ces conditions qu’éclata, le 23 mai 2006, la troisième rébellion malienne (B. Lecocq, 2010)(26), l’Alliance démocratique pour le changement (ADC). Cette rébellion, tout comme celle des années 1963-64, fut encadrée et animée par les seuls Kel Adagh. Toutefois, la principale différence était que, cette fois, la chefferie traditionnelle n’y joua aucun rôle notable.
L’utilisation du terme «région de Kidal» dans sa plateforme de revendications au lieu d’«Azawad» semble indiquer que la troisième rébellion inscrit son action dans le cadre de l’Etat malien dont elle ne remet pas en cause les frontières et l’organisation administrative.
Son déclenchement, à un moment particulièrement sensible du fait de la présence des groupes terroristes du GSPC au Sahel, a fait que la médiation internationale devenait une question d’urgence.
En effet, la prise d’otages autrichiens et allemands par des éléments du GSPC basés au Mali, en 2003, justifia l’élargissement à la région du Sahel(27) de la lutte internationale contre le terrorisme conduite par les Etats- Unis. C’est ainsi qu’ont vu le jour les initiatives Pansahel et TSCTI(28). Là encore, les regards de deux parties, gouvernement et rebelles, se sont tournés vers l’Algérie pour solliciter sa médiation. Comme pour exprimer son attachement aux accords passés, l’Algérie a posé, d’entrée de jeu, des conditions aux futures négociations. Elle exigea et obtint de la partie touareg de renoncer à toute revendication territoriale ou sécessionniste.
L’implication de certains leaders de la rébellion touareg dans la libération des otages occidentaux attira l’attention des acteurs étrangers sur le rôle que ces anciens chefs rebelles peuvent jouer dans les nouveaux jeux politiques et sécuritaires qui se dessinent dans la zone. L’ADC, soucieuse de l’image de sa lutte sur la scène internationale, s’est démarquée des groupes terroristes du GSPC. L’Alliance leva ainsi les craintes et les appréhensions de l’opinion publique et de certains gouvernements quant à l’éventualité de ses connexions avec les militants islamistes. Plus encore, les rebelles touaregs entrèrent en conflit ouvert avec eux et les chassèrent de la zone qu’ils contrôlaient, en faisant des victimes.
L’un des points les plus importants des Accords d’Alger était lié à la mise en place d’unités combattantes placées sous le commandement de l’armée et formées d’anciens rebelles touaregs. Si cette clause satisfait les rebelles qui y voyaient une possibilité de s’assurer la gestion sécuritaire de leur territoire, elle ne semble pas avoir eu l’adhésion de Bamako, même si on y clame haut et fort que ces accords sont devenus une loi depuis que le Parlement les a cautionnés.
Cependant, pour nombre d’observateurs, les unités spéciales pouvaient être bénéfiques dans la mesure où elles permettaient de mettre à contribution le dynamisme guerrier des combattants touaregs dans la lutte contre les terrorisme.
IV- Quatrième rébellion, 2008
Tout comme ceux de Tamanrasset, les Accords d’Alger n’ont pas pu trouver une voie d’application, ce qui encouragea Ibrahim Ag Bahanga à faire dissidence et à fonder l’Alliance des Touaregs du Nord-Mali pour le changement (ATNMC) entrant en guerre contre l’armée malienne.
La situation s’est compliquée lorsque les éléments de l’ADC quittèrent leur cantonnement de Kidal pour rejoindre la montagne, suite à l’assassinat d’un de leurs compagnons d’armes. Cette détérioration de la situation sécuritaire suscita les craintes de voir la région au bord du gouffre, d’autant plus que l’Algérie suspendit sa médiation pour protester contre les accusations de soutien à la rébellion formulées contre elle par certains organes de presse maliens.
Toutefois, suite à l’insistance des deux parties, gouvernement et rebelles, l’Algérie reprit sa médiation mais posa ses conditions : elle aurait souhaité être le seul médiateur et présider la commission de suivi de l’application de l’Accord d’Alger. Ces deux conditions peuvent être comprises comme une allusion faite aux interférences du voisin libyen dans le dossier touareg et le laxisme des autorités de Bamako quant à l’application effective de cet accord. Le ministre délégué aux Affaires maghrébines et africaines dira : «l’Algérie a suspendu sa médiation dans le conflit du Nord-Mali pour montrer à ceux qui l’accusent qu’elle est désintéressée et que sa seule motivation était de rapprocher les frères du nord Mali.»(29)
La confusion que fit planer Ag Bahanga quant à son adhésion à l’application des Accords d’Alger n’était pas pour faciliter la tâche des autorités algériennes. Sa déclaration depuis Tripoli, le 13 octobre 2008(30), selon laquelle il ne se sentait plus représenter par le porte-parole de l’ADC pouvait être comprise comme une manière de se démarquer des accords passés et d’aller vers de nouvelles négociations avec le gouvernement malien.
Cependant, l’ATNMC, n’ayant pas réussi à amener le Mali, et ce, malgré des contacts informels, notamment à Tripoli, à la table de négociation n’a pas pu obtenir une reconnaissance officielle. Toutefois, l’organisation d’Ag Bahanga resta le seul mouvement armé qui continua à poser le problème des rapports entre les Touaregs maliens à leur Etat par la voie des armes, et ce, jusqu’à l’avènement de l’actuelle rébellion.
V- Le conflit libyen et le problème touareg
Les Touaregs sahéliens, installés en terres libyennes depuis des décennies et qui avaient presque perdu tout lien avec leur pays d’origine, ont été les premiers à servir de chair à canon et à être envoyés en première ligne du front à Misratah, Zaouia et Tripoli, pour défendre le régime d’El Gueddafi. De l’avis des observateurs, ils ont contribué, par leur engagement militaire, à retarder de plusieurs mois l’issue de la guerre et cela malgré les bombardements de l’aviation de l’OTAN.
Deux tendances ont vu le jour au sein des Touaregs sahéliens lors d’une réunion qui eut lieu à Sebha, au mois d’août 2011, suite à la défaite de l’armée libyenne : ceux qui considéraient que leur installation en Libye n’avait plus de sens après la chute d’El Gueddafi et que le moment était venu de rentrer chez eux, et ceux qui estimaient qu’ils ne pouvaient pas quitter ce pays auquel ils avaient tout donné.
Désormais, ces deux tendances connaîtront deux destins différents.
Si l’avenir de ceux qui sont restés en Libye dépendra de leur aptitude à nouer des alliances politiques avec les différents clans de ce pays, qu’ils connaissent désormais très bien, ceux qui sont rentrés dans leur pays d’origine avec armes et bagages, compte tenu de leur statut de combattants et de la nature de l’armement dont ils disposaient, ont fait parler d’eux.
VI- La rébellion de 2012 et l’émergence de deux projets politiques opposés
L’adhésion d’une frange du mouvement touareg à l’idéologie islamiste et l’intervention de forces étrangères sont à appréhender dans le sens de l’internationalisation de la question touareg qui se nouait et se dénouait, jusque-là, dans un cadre régional restreint. Ainsi, le sort réservé au mouvement nationaliste touareg (MNLA), qui a éclaté quelques semaines seulement après la réalisation de son objectif de chasser l’armée malienne de territoires dont il se réclamait, a conforté ses détracteurs parmi les islamistes dans leur conviction que seul le projet islamique était à même de constituer l’élément fédérateur entre non seulement les différents clans touaregs, mais aussi les différentes composantes ethniques de la région de l’Azawad, voire de tout le Mali.
Cette conviction s’apparente à un projet de société alternatif, à la fois, à celui de l’Etat-nation malien (rongé par la corruption et le népotisme) et les programmes politiques de différents mouvements politico-militaires touaregs, qui se sont tous heurtés à l’organisation lignagère de leur société et d’un manque évident d’un ciment idéologique.
Ainsi, Iyad Ag Ghali, leader et fondateur d’Ançar Eddine, l’un des principaux protagonistes de la situation actuelle, a fait l’expérience de cette amère réalité. Son désenchantement, suite à l’échec de son projet initial de fédérer les Touaregs au sein d’une nation unie, expliquerait son adhésion au mouvement de prédication de la Tablighi Jama’at, qui a fait le lit du salafisme jihadiste actuel.
Alors qu’en adhérant à la Tablighi Jama’at, Iyad a opté pour un projet de prédication religieuse qui visait la transformation pacifique mais profonde et progressive de la société touareg malienne en vue de son intégration dans le cadre plus global de la Nation musulmane (oumma islamya), une autre frange de la rébellion touareg historique, sous la houlette du feu Ibrahim Ag Bahanga, ambitionnait de poursuivre le combat initial à travers la création de l’ATNMC.
Cependant, le déclenchement de la rébellion du MNLA, le 17 janvier 2012, a pris de court le projet d’islamisation progressive entrepris par Iyad Ag Ghali et l’a poussé à franchir une nouvelle étape en créant un mouvement djihadiste, Ancar Eddine.
Il apparaît dès lors que deux projets politiques antagoniques ont vu le jour au sein de Touaregs maliens : le premier, bien que conçu localement à partir de la conversion de certains réseaux locaux de la secte islamiste pakistanaise de la Tablighi Jama’at en un salafisme jihadiste, qui se rattache au projet islamique mondial ; le second projet, plus ancré dans l’histoire de la contestation des Touaregs maliens. Celui-ci, des élites scolarisées, contribuant ainsi à la reformulation de la contestation touareg dans un discours en adéquation avec le langage des institutions internationales de droit des minorités.
Ainsi, ce qui s’apparente à des tentatives de rapprochement entre le MNLA et Ançar Eddine, ne serait en réalité que l’expression du désire de certains acteurs de la rébellion traditionnelle, à joindre les deux projets de société ; mais surtout l’expression de la volonté d’Iyad Ag Aghali à phagocyter le MNLA, seule organisation qui fait obstacle à son ambition d’inscrire la question touarègue dans une dimension islamique. Jusqu’à récemment, certains observateurs de la scène sahélienne privilégiaient l’hypothèse selon laquelle Iyad Ag Ghali adopterait la même politique d’entrisme à l’égard des autres organisations islamistes (Mujao et AQMI) afin de présenter Ançar Eddine comme la seule entité islamique fréquentable, dans le but de les supplanter.
Ainsi, Iyad semblait être à la recherche de deux légitimités : l’autochtonie ou l’enracinement dans le local. Une légitimité historique. Ces deux légitimités lui sont indispensables pour asseoir son projet, alors qu’elles ne peuvent être acquises qu’au détriment, à la fois, du MNLA et des autres organisations islamistes (AQMI et Mujao). En effet, outre le MNLA qui, en plus d’incarner la légitimité historique de la rébellion touareg, il y a la chefferie traditionnelle, particulièrement celle des Ifoghas, dont l’idéologie est basée sur le chérifisme. A cela s’ajoute le religieux populaire. Les tenants de ces deux dernières institutions traditionnelles se sont manifestés par des prises de position tranchées contre les salafistes tout en appelant, dans une allusion à AQMI, les groupes armés non azawadiens à quitter la région. Cet appel fait suite à deux réunions, tenues par les savants et érudits les plus en vue dans l’Azawad, à Gao et Kidal les 24, 25 et 26 avril et 17, 18, 19 et 20 juin 2012.
Les observateurs de la scène malienne reconnaissent que le leader d’Ançar Eddine avait non seulement les moyens de sa stratégie, mais que celle-ci ne manquait pas de cohérence s’il n’avait pas sous-estimé les enjeux mondiaux qui ont poussé l’ancienne puissance coloniale à réagir à sa manœuvre de faire bouger les lignes de front, en le poussant davantage dans le giron de ses alliés islamistes qui deviennent ses seuls soutiens après qu’il ait été lâché par l’aile modérée de son mouvement, qui créa, sous la pression de la chefferie traditionnelle des Ifoghas, une nouvelle organisation, le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA).
A l’issue de cette sixième rébellion en cinquante ans d’indépendance du Mali, on voit bien que le «problème touareg», qui n’était au départ qu’une question de bonne gouvernance, interne au système politique de ce pays, s’est non seulement internationalisé après son examen par le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a émis la décision n°2085 ayant ouvert la voie à l’intervention militaire des puissances étrangères, mais il s’est également globalisé après l’introduction de la dimension religieuse dans sa revendication traditionnelle.
Mais si le Mali, dans cette phase de réfondation de l’Etat, s’entête à vouloir rétablir la situation antérieure en refusant un dialogue sincère et inclusif en vue d’une solution durable et définitive avec ses populations touaregs, il sera alors difficile de prédire ce que sera le Sahel tout entier dans les années à venir.
Dida Badi Ag Khammadine est détenteur d’un PhD en anthropologie africaine de l’université Bayreuth (Allemagne). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et études sur les Touareg édités aussi bien en Algérie qu’à l’étranger.
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Notes :1-La publication du livre de H. Barth ( 1860) et les informations qu’il a livrées sur le pays touareg vont influencer et orienter, pendant longtemps, la vision des Européens vis-à-vis du Sahara et de ses habitants.
2- La mission du colonel P. Flatters fut stoppée et son escorte massacrée par les Kel Ahaggar, en février 1881.
3-C’est Henry Duveyrier qui fit connaître les Touareg de l’Ajjer et de l’Ahaggar, dans son livre Les Touareg du Nord (Edit. Challamel Ainé, libraire-éditeur. 1864 Paris).
4- E. Grégoire (1999) : Touareg du Niger :le destin d’un mythe (Paris, Karthala).
5-C. Ag Baye et R. Bellil (1986) : Awal, Cahiers d’études berbères, n°2, Edit. Paris MSH. 49-84.
6-Ch. Grémont (2010) : Les Touareg Iwellemmedan (1947-1896) : un ensemble politique de la boucle du Niger. Paris, Karthala.
7-C. Cortier (1908) : D’une rive à l’autre du Sahara.(Paris. Emile Larose).
8-A. Bourgeot, (1986) : les Mouvements de résistance et de collaboration en Ahaggar (Algérie) de 1880 à 1920. Annuaire de l’Afrique du Nord XXIII 1984 édit. Paris, CNRS. 479-499.
9-D. Badi (2010) : Les Touaregs de l’Adagh des Ifoghas : études des traditions orales. Mémoires du CNRPAH. Nlle série n°13 cnrpah, alger.
10- P. Boilley, (1999) : Les Touaregs Kel Adagh : dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain (Paris, Karthala).
11- A. Bourgeot, (1986) : les Mouvements de résistance et de collaboration en Ahaggar (Algérie) de 1880 à 1920. Annuaire de l’Afrique du Nord XXIII 1984 édit. Paris, CNRS. 479-499.
12- A. Bourgeot : Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques (Niger). In horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/…/010023773.pdf.
13-A. Bourgeot, (1989) : Le Lion et la Gazelle : Etat et Touareg. Politique africaine, n°34, pp. 19-29. CNRS – Paris. France
14-R. Bellil, et D. Badi, (1993) : Evolution de la relation entre Kel Ahaggar et Kel Adagh. Les Cahiers de l’Iremam n°4, 95-110. Aix-en-Provence.
15- C’était pour éviter à la deuxième rébellion de connaître le même sort que la première que les rebelles avaient repoussé la médiation de l’aménokal Intalla Ag Attaher, en 1990.
16-Zeid Ag Attaher, le chef des rebelles a été arrêté et remis aux autorités de Bamako, en compagnie de Mohamed Ali Al Aansari et d’Elyas Ag Ayyouba, par le gouvernement de Ben Bella qui les a emprisonnés.
17-R. Bellil et D. Badi 1993, op. cit.
18-Il s’agissait de Zeid Ag Attaher, l’aménokal de l’Adagh des Ifughas et deux de ses compagnons.
19-R. Bellil et D. Badi (1995) : Les migrations des Touareg maliens en Algérie, études et documents berbères, n°13, Paris, Inalco, pp. 79-98.
20-R. Bellil, et D. Badi (1993) : Evolution de la relation entre Kel Ahaggar et Kel Adagh, Les cahiers de l’Iremam, n°4, CNRS. Aix-En-Provence, pp. 95–110
21- B. Lecocq (2010) : Disputed desert : Decolonization, Competing Nationalisms and Tuareg Rebellions in Northern Mali. Leiden-Boston, Brill.
22- On peut citer Elladi Ag Alla, Isuf Ag Cheikh, Amera ag Cherif, Yunes Ag Ayyouba…
23-G. Klute, (1995) : Hostilités et alliances. Archéologie de la dissidence des Touareg au Mali. Cahiers d’études africaines. Vol. 35, n° 137, pp. 55-71.
24- Le rôle joué par le mouvement touareg dans la chute du régime du général Moussa Traoré a souvent été passé sous silence par les intellectuels du sud et la presse de Bamako qui ne font référence qu’aux émeutes de mars 1990.
25-L’appellation Mouvement populaire de l’Azawad (MPA) est né au lendemain des Accords de Tamanrasset sous l’impulsion des autorités algériennes en remplacement de celle du Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA) pour, dit-on, donner une dimension plus sociale que militaire aux revendications du mouvement touareg. Ce fut là la première manifestation de l’influence de l’Algérie sur le mouvement touareg qui est surtout né et s’est développé en Libye.
Ceci constitue une première intervention des autorités algériennes dans les affaires internes du mouvement touareg et présage de l’orientation future de cette intervention.
26-Certains spécialistes, notamment B. Lecocq (2010, op.cit.) hésitent à qualifier ce dernier mouvement de rébellion du fait qu’il n’a pas mobilisé l’ensemble des Touaregs maliens.
27-Lecocq B. 2007 : La guerre contre la terreur dans un nuage de poussière : pièges et fondrières sur le front saharien, version électronique de l’article publié dans Journal of Contemporary African Studies, 25, 1, pp. 141-166. http://www.informaworld.com/smpp/title~content=t713429127~db=all.
28-Pan Sahel Initiative (PSI) et Trans-Sahara Counterterrorism Initiative (TSCTI): http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=9071.
29-Cf. « Le président Bouteflika, un rôle majeur pour la paix en Afrique », in Al Moudjahid, 23 juin 2008, Alger.
30-Boukary-Daou : Crise du Nord : les autorités manquent-elles des réponses ? In Le républicain du 23 décembre 2008.