Sabine Cessou - Rue 89-Publié le 26/02/2013 à 16h55
Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur en science politique et développement international à l’Université de l’East Anglia (Grande-Bretagne), est un spécialiste des zones en conflit dans le Sahel. Il livre sur son blog, en anglais, une analyse critique sur la crise malienne et surtout, sur ses conséquences sur l’avenir du Mali.
Extraits.
« A plusieurs reprises ces dernières semaines, le Premier ministre britannique David Cameron a parlé du nord du Mali en tant “qu’espace non administré”. Un raccourci intellectuel […] qui mène à des malentendus dangereux sur les réalités politiques et sociales du Mali.Il suggère que les terroristes se sont installés dans un vide politique. Sont du coup exonérés de toute responsabilité ceux qui ont modelé l’environnement politique ayant permis la résurgence d’une rébellion séparatiste touarègue en janvier 2012, suivie par une coalition de groupes affiliés à Al Qaeda et de salafistes touaregs.Pourquoi Al Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) a-t-il pu prospérer au Nord-Mali, au point de […] prendre le contrôle des deux tiers du territoire national, entre avril 2012 et janvier 2013 ? La réponse n’a que peu de chose à voir avec le vide du Sahara ou les rigueurs de ce terrain.Les déserts de Mauritanie et du Niger sont les mêmes, mais c’est au Mali qu’ont choisi de se réfugier les salafistes algériens qui ont quitté leur pays en 2003 et fondé Aqmi au Mali.
Schizophrénie occidentale dans le versement de rançons
La présence d’Aqmi au nord du Mali a été tolérée pendant des années par les autorités de Bamako. D’abord, les puissances occidentales ont supposé que le manque de moyens militaires était la cause de la passivité de Bamako à l’égard d’Aqmi.Mais le déluge d’aide étrangère à la lutte antiterroriste, sans résultat tangible sur la réduction de la menace, a conduit les bailleurs de fonds occidentaux à douter de la volonté des autorités maliennes de lutter contre Aqmi.De manière assez schizophrénique, ces puissances ont renforcé cet état de fait en payant de généreuses rançons à Aqmi pour la libération de leurs otages, alimentant un filon lucratif, non seulement pour remplir les poches des jihadistes, mais aussi celles des intermédiaires impliqués dans les négociations autour des libérations d’otages.Iyad Ag Ghaly, ensuite devenu le dirigeant redouté d’Ansar Dine – l’un des groupes islamistes ayant pris le contrôle du Mali en 2012 – était l’un de ces intermédiaires. Il travaillait main dans la main avec le régime malien de l’époque, qui prélevait aussi sa part sur l’argent des otages.L’essor d’Aqmi sous les yeux laxistes de Bamako a coïncidé avec la dégradation des relations entre l’Etat central et le Nord turbulent, régulièrement secoué par des rebellions touarègues depuis l’indépendance de la France en 1960.
Touaregs, milices et alliances fluctuantes
Ces cinquante dernières années, les combattants touaregs ont demandé plus d’autonomie et plus de développement dans leur région, sans réussir à construire un consensus parmi leur communauté très hétérogène, et encore moins parmi les communautés non touarègues qui vivent dans le nord, arabe, songhaï, peule ou bellah.De 2006 à 2009, Ibrahim Ag Bahanga, un jeune officier touareg de la région de Kidal devenu rebelle, a montré une résistance particulière à tout accord avec les autorités. Pour lutter contre lui, le gouvernement malien a armé des milices, recrutant parmi les communautés et des réseaux de “clientèle” locaux opposés à Bahanga. Ces derniers se sont ensuite servi de la protection de l’Etat pour poursuivre leurs intérêts personnels, y compris dans le trafic de drogue transfrontalier. […]Ce système s’est effondré quand le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), revigoré par le butin prélevé sur l’arsenal de guerre libyen, a chassé l’armée malienne du Nord du pays début 2012. Beaucoup des acteurs ayant préalablement collaboré avec le régime malien ont refait surface […] quand les séparatistes touaregs ont pris Tombouctou et Gao : dans un revirement radical d’alliance, ils ont abandonné Bamako et rejoint la coalition menée par Iyad Ag Ghaly et soutenue par Aqmi, pour ensuite chasser le MNLA et prendre le contrôle du Nord.Les islamistes, maintenant ennemis jurés des armées française et malienne, sont les créatures d’un système de gouvernement mis en place ces dernières années […]. La partition de fait du Mali ces derniers mois ne s’est pas produite en raison des caractéristiques d’un espace “non administré”. Elle s’est produite en raison de relations empoisonnées entre le Nord et le Sud.
Ne pas recommencer avec les mêmes
Suivre l’approche de “l’espace non administré” risque de mener à de fausses solutions à la crise. Elle implique que pour repousser les terroristes, il faille remplacer le vide politique qu’ils ont exploité en déployant une administration légale.Pour les bailleurs de fonds, la légitimité tend à se trouver concentrée dans les autorités centrales. Il faudrait donc reconstruire le Mali en faisant confiance aux mêmes intermédiaires et représentants à Bamako qui portent la lourde responsabilité de la crise actuelle.Il serait irresponsable de rendre au Mali ce bout de territoire détaché par la force par les séparatistes touaregs, puis occupé par les groupes islamistes alliés, sans réexaminer de fond en comble les relations Nord-Sud dans le pays.Le Nord-Mali a été un espace lourdement administré ces dernières années, mais pas selon les normes d’un système légal rationnel. Le mode de gestion qui y a prospéré était contraire au développement, et n’a bénéficié qu’à un petit nombre, à Gao, Tombouctou et Kidal – mais aussi à Bamako.Le défi, pour les Maliens, ne consiste pas à déployer sur leur territoire une administration qui relève de la chimère. Il consiste à donner la parole, particulièrement dans le Nord, à ceux dont les vies ont été confisquées par une élite criminelle et ses comparses armés. »
http://blogs.rue89.com/rues-dafriques/2013/02/26/mali-il-serait-irresponsable-de-rendre-au-mali-ce-territoire-sans-reexaminer-les-relations-nord-sud-229745