Aqmi, l'industrie de l'enlèvement : c'est le titre
du dernier livre de Serge Daniel, le correspondant de RFI et de l'Agence
France Presse à Bamako, publié aux éditions Fayart. Au nord du Niger et
au nord du Mali, Aqmi (al-Qaïda au Maghreb islamique) a fait des
Occidentaux une marchandise qu'on enlève puis qu'on revend, ou qu'on
exécute. Comment fonctionne cette entreprise criminelle ? Serge Daniel
était l'invité de Christophe Boisbouvier, ce mardi 28 février.
RFI
: Serge Daniel, les auditeurs vous connaissent bien, mais avec votre
livre, vous allez plus loin dans l’enquête sur al-Qaïda. Votre ouvrage
s’appelle L’industrie de l’enlèvement. Et de fait, on apprend que le
rapt des 7 otages d’Arlit il y un an et demi [le 16 septembre 2010 sur
le site d’extraction d’uranium dans le nord du Niger NDLR] a mobilisé
une trentaine d’éléments d’al-Qaïda ?
Serge Daniel : Tout à fait. Une trentaine d’éléments
mais il faut commencer par les sous-traitants parce que le premier
sous-traitant, c’est celui qui vole le véhicule, le véhicule qui a été
immatriculé au Bénin. Ceux qui indiquent les 7 personnes à enlever, et
puis des complicités toujours en interne dans la société, par exemple
Areva.
RFI : Vous dites aussi que les chefs d’al-Qaïda se méfient
des téléphones satellites et ils préfèrent le bon vieux téléphone
portable ?
S. D. : Exactement parce qu’aujourd’hui dans le
désert, tous les satellites sont sur tables d’écoute américaines,
françaises etc. Même des pays comme la Mauritanie écoutent facilement
aujourd’hui. Alors, ils prennent des téléphones portables avec des puces
qu’ils changent tout le temps.
RFI : Vous dites une puce, un appel ?
S. D. : Une puce, un appel. Ils achètent par exemple
100 puces, c’est-à-dire 100 appels. Ça leur permet de passer parfois
quasiment inaperçus.
RFI : Mais il faut le réseau pour cela ?
S. D. : Il faut le réseau, donc ils s’approchent des
zones où il y en a. Dans le désert, à 20 ou 30 kilomètres d’une
localité où il y a du réseau, ils peuvent téléphoner.
RFI : Vous dites que les chefs d’al-Qaïda sont bien équipés
en ordinateurs, mais ils écoutent aussi la bonne vieille radio. Vous
écrivez que c’est un Sénégalais qui écoute et traduit RFI pour eux. Et
vous précisez même que ce Sénégalais vous appelle de temps en temps ?
S. D. : Tout à fait. Il appelle d’un numéro caché.
Je ne sais pas qui lui a donné mon numéro. Il appelle d’autres
journalistes également. Il faut savoir qu’ils sont très organisés. Les
chefs historiques sont algériens, membres du GIA (Groupe islamique
armé). Mais Aqmi (al-Qaïda au Maghreb islamique) recrute également au
Sénégal, au Mali, en Guinée-Conakry, en Guinée-Bissau.
RFI : Il y a une industrie de l’enlèvement, mais il y a aussi
une industrie de la médiation ? Si un médiateur réussit une libération
d’otage, combien touche-t-il ?
S. D. : Attention, il faut faire la différence entre
les médiateurs. Il y a des médiateurs qui ne touchent systématiquement
rien. Je connais par exemple un médiateur à qui l’Espagne à l’époque
avait donné de l’argent, une enveloppe, et le médiateur a répondu « Stop, moi je travaille pour mon gouvernement, je travaille pour le prestige de mon pays ». Mais d’autres médiateurs touchent effectivement de l’argent, entre 150 et 200 000 euros par otage libéré.
RFI : Et du coup, n’y a-t-il pas compétition ou des embrouilles entre médiateurs ?
S. D. : En 2008, des otages autrichiens sont
enlevés. Et effectivement, il y a eu brouille entre deux médiateurs et
ça a failli faire capoter les négociations pour la libération de ces
otages autrichiens.
RFI : Parmi ces médiateurs, il y a des notables touaregs.
Mais à force de discuter avec al-Qaïda, est-ce qu’ils ne sont pas
devenus leur complice ? Est-ce qu’ils sont encore fiables ?
S. D. : Touareg n’est pas égal à al-Qaïda. Mais
c’est évident qu’il y a une petite unité combattante aujourd’hui dirigée
par un certain Abdelkrim Taleb, il est Touareg et il est d’Aqmi. Il
peut y avoir des passerelles.
RFI : Et ces dernières semaines, n’y a-t-il pas eu des
relations fortes entre al-Qaïda et les rebelles touaregs. On pense au
massacre d’Aguelhoc à la fin janvier ?
S. D. : Sur le massacre d’Aguelhoc, je suis
catégorique, al-Qaïda au Maghreb islamique et des éléments rebelles
étaient sur le terrain contre l’armée malienne. Maintenant il ne faut
pas généraliser, mais je rappelle quand même qu’ils sont sur le même
terrain, surtout au nord-est du Mali.
RFI : Les complicités d’al-Qaïda au sein de l’armée malienne.
Vous rappelez l’assassinat, par al-Qaïda, du chef des services de
renseignements de l’armée malienne. C’était il y a trois ans à
Tombouctou. Son tort, c’est qu’il ne voulait plus coopérer avec al-Qaïda
?
S. D. : C’est évident qu’il avait des rapports -
permettez l’expression - incestueux avec al-Qaïda au Maghreb islamique.
Il était accusé à l’époque d’avoir travaillé avec eux. Et subitement,
après, il a voulu retourner sa veste et cela n’a pas du tout plu à
al-Qaïda au Maghreb islamique.
RFI : Et à force de toucher des rançons, al-Qaïda est devenu très riche. Est-ce que des officiers maliens ne sont pas achetés ?
S. D. : Il y a des brebis galeuses partout, des militaires, des civils, des commerçants. Il y a une chaîne de complicité.
RFI : La faiblesse de l’Etat malien face à al-Qaïda n’est pas due au fait que l’Etat est infiltré par al-Qaïda ?
S. D. : Le cœur de l’Etat n’est pas infiltré à
Bamako, je ne crois pas. Mais évidemment, lorsque vous voyez un avion
qui atterrit dans le désert, il est possible de se poser des questions
pour savoir s’il n’y a pas des complicités.
RFI : Le fameux avion d’ « Air Cocaïne » ?
S. D. : Le Boeing à cocaïne. Ce que le Mali dit,
c’est que nous ne pouvons pas combattre al-Qaïda au Maghreb islamique,
seul. Il faut que toutes les armées de tous les pays du Sahel combattent
ensemble al-Qaïda. C’est discutable ou pas, mais c’est le point de vue
du gouvernement malien.
RFI : Parmi les six otages français détenus
actuellement par al-Qaïda, il y en a 4 qui sont prisonniers depuis près
d’un an et demi. C’est exceptionnellement long. Pourquoi ?
S. D. : Tout simplement parce que les négociations
traînent. Je sais qu’il y a eu des preuves de vie il n’y a pas
longtemps, mais par preuves de vie ce n’est pas forcément des photos.
Cela peut être un appel ou un mot d’un membre d’al-Qaïda qui dit : ils
sont toujours en vie. Ça traîne à mon avis parce que les responsables
d’al-Qaïda veulent s’inviter dans un débat de politique intérieure en
France –nous sommes en pleine campagne électorale. En plus, il faut
savoir qu’ils sont désormais les boucliers. Parce que la hantise
aujourd’hui d’al-Qaïda au Maghreb islamique, c’est une intervention des
forces françaises.
RFI : Donc le paradoxe, c’est qu’ils ont besoin des otages pour se protéger ?
S. D. : Tout à fait. Les otages dans ce cas sont des boucliers humains.
RFI : « Pour venir à bout d’al-Qaïda, il faut occuper
toute la sous-région sahélienne avec nos quatre armées sur un programme
de cinq ans », vient de déclarer le président malien Amadou Toumani Touré sur RFI. Est-ce que c’est faisable ?
S. D. : Premièrement, il faut arrêter de payer les
rançons. Deux sociétés françaises ont payé 13 millions d’euros pour
libérer des Français, l’Autriche a payé 3 millions d’euros, l’Espagne a
payé 9 millions d’euros par exemple, le Canada 3 à 5. Il faut arrêter de
payer les rançons. Ensuite, est-ce que c’est faisable ce qu’il dit ? Je
ne crois pas parce que la lutte pour le moment est en panne. Le budget
de l’armée algérienne, c’est 6 milliards de dollars. C’est 5 fois et
demi le budget national d’un pays comme la Mauritanie. Le Mauritanie est
plus présente sur le terrain.
RFI : C’est-à-dire que l’armée algérienne, à elle toute seule, est plus riche que l’Etat de Mauritanie ?
S. D. : Oui, même plus riche que tous les autres
Etats réunis, mais l’Algérie ne veut pas aller se battre en dehors de
ses frontières pour le moment. Et à mon avis, c’est un peu la panne dans
la lutte contre le terrorisme dans la région.
RFI