Spécialiste du Mali, Serge Daniel vient de publier «AQMI, l'industrie de l'enlèvement» aux Editions Fayard. Il analyse pour Slate Afrique les raisons de l'expansion d'Al Qaïda au Maghreb Islamique.
Image des trois Européens enlevés à Tombouctou le 25 novembre 2011 AFP/AGENCE NOUAKCHOTT INFORMATIONS
Mise à jour du 1er mars 2012. Selon l'Express, début février,
deux des six otages français détenus par Aqmi dans le nord du Mali ont
tenté de s'échapper. Le 5 février, deux des six otages français retenus
par Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) ont bien failli échapper à
leurs ravisseurs, au nord du Mali. Mais ils ont été rattrapés par leurs
ravisseurs.
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SlateAfrique - Vous venez de publier «Aqmi, l'industrie de l'enlèvement»
(Ed. Fayard). Qu’est ce qui a poussé le journaliste (correspondant de
RFI et l’AFP à Bamako) à effectuer un travail de long cours sur le sujet
des enlèvements au Mali?
Serge Daniel -
Je ne suis pas spécialiste, je suis familier de la région. Je travaille
sur le sujet depuis dix ans. Et j'enquête pour ce livre depuis quatre
ans. La première prise d’otage, c’était en 2003. Aqmi (Al-Qaïda Maghreb islamique)
avait enlevé une vingtaine d’otages en Algérie. L’armée algérienne
était intervenue pour libérer certains otages et les autres avaient été
envoyés au Mali. A l’époque je m’étais rendu à Gao (nord du Mali) pour accueillir les otages libérés. Les autorités avaient envoyé tous les chefs régionaux du Nord du Mali pour aller négocier avec les ravisseurs, le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC).
L’Allemagne
avait payé 5 millions d’euros pour la libération de ses ressortissants.
Je me souviens de la libération des otages. Tout le monde était à Gao
pour les accueillir. Ils sont arrivés et tout le monde applaudissait
comme si le Mali venait de gagner la coupe d’Afrique. Sauf que le Mali
venait de mettre le doigt là où il ne fallait pas. Lorsque le Mali a
accepté de négocier, cela a engendré un appel d’air.
Les
ravisseurs ont compris que s’ils enlevaient des hommes dans la région du
sahel et qu’ils les emmenaient au nord du Mali, les pays d’origine des
otages allaient tout de suite appeler le gouvernement malien pour
négocier. L’industrie de l’enlèvement commence là. Il y a un vernis
idéologique. Ce sont des gens qui prient, qui veulent imposer la charia
(loi islamique). Mais la différence avec al-Qaïda, c’est cette industrie de l’enlèvement.
Le
Mali a eu tort d’engager des négociations en 2003 pour libérer des
otages. Au Mali, on ne refuse rien aux amis, surtout aux Occidentaux.
On
donne l’impression que seuls les Maliens profitent des prises d’otage.
Mais des personnes extérieures du Mali viennent négocier la libération
d’otage. Le Mali ne devait pas en 2003, sous la pression des
Occidentaux, accepter de négocier la libération des otages.
SlateAfrique -
De par l’ampleur des rançons, n’importe qui peut être tenté d’organiser
un enlèvement et de revendre les otages à Aqmi?
Serge Daniel -
C’est ce qui s’est passé en novembre dernier à Hambori dans le nord du
Mali avec les deux Français enlevés. Le sous-traitant est un jeune
Touareg qui habitait dans le même hôtel qu’eux. Il savait qu’il allait
recevoir 20 millions CFA (30.500 euros) s’il faisait en sorte que les
deux Français soient enlevés. Puisqu’ils savent qu’il y a de l’argent à
gagner, des Maliens en font parfois leur métier.
SlateAfrique -
Etant fréquemment sur le terrain, n’êtes-vous pas en danger? Le
correspondant de RFI et de l’AFP ne pourrait-il pas avoir une valeur
marchande?
Serge Daniel - Non parce que
je suis noir. Il est vrai, je travaille pour la puissance étrangère.
Quand ils ont enlevés les gens d’Areva (au Niger), ils ont libéré le
Togolais et le Malgache. Il n’y a pas de risque zéro quand on travaille
dans la région.
Aqmi a réussi plusieurs choses dans la zone. Il voulait rendre la zone infréquentable. C’est fait. Il n’y a plus de touriste. C’est un coup dur porté à l’économie. Ils voulaient qu’on parle d’eux. C’est fait.
Il souhaite créer un émirat dans la zone. Ils sont en train de créer une jonction avec Boko haram au Nigeria.
SlateAfrique
- Avec ces enlèvements, le Mali est d’avantage médiatisé. Certains
acteurs de la crise n’en tirent-ils pas un avantage certain?
Serge Daniel -
Avec ces enlèvements, le Mali gagne en notoriété, en importance dans la
région. Lorsqu’il y a eu les otages allemands, tous les journaux
allemands m’appelaient. J’avais été invité en Allemagne. Une visite
d’Etat a été organisée. On venait de faire ce qu’il ne fallait pas
faire. On bombait le torse. C’était une horreur. L’erreur vient de là. A
partir de ce moment-là, des gens se disent que ça marche. On fait du
nord du Mali, un entrepôt d’otages. Dès que l’on affirme que les otages
sont dans le nord du Mali, les Suisses, les pays occidentaux appellent
le gouvernement malien.
Les membres d’Aqmi ne sont pas des enfants de cœur. Ce sont des tueurs. Ils ont un sang-froid. Ils sont organisés dans les saharia,
petites unités locales. Ils balayent toute la zone. La force d’Aqmi,
c’est le renseignement. Quand tu vas dans un cyber à Nouackchott
(capitale de la Mauritanie),
tu peux voir des jeunes regarder des vidéos d’Aqmi: les meurtres, les
prêches… Il y a ce surchauffage de cerveaux. Ils pensent qu’ils vont
rejoindre le Paradis… La guerre en Irak n’a pas fait du bien en Afrique.
SlateAfrique - Dispose-t-on d’informations récentes sur les otages français?
Serge Daniel - Les otages,
tant qu’il n’y a pas d’ultimatum, la vie des otages n’est pas en
danger. Quand il y a un premier ultimatum, ça commence à devenir
sérieux. Et quand ils envoient l’ultimatum, on le sait deux semaines
avant. Pour l’instant il n’y a pas d’ultimatum pour les otages français
enlevés par Aqmi.
Ce sont des boucliers humains, car à un moment
on pensait que la France pouvait intervenir militairement. Les otages
peuvent également s’inviter dans un débat de politique intérieure.
Pendant une élection, entre les deux tours, on libère un otage, cela
peut profiter à un candidat. On tue un otage, cela peut profiter à un
autre candidat.
Sinon, le magot est là, entre 90 et 100 millions
d’euros. Areva et Vinci seraient prêts à payer une rançon. Mais la
France a dit qu’elle ne payait pas. Les autorités françaises ne veulent
pas s’en mêler. Mais ces deux sociétés sont prêtes à payer. Un accord
devait être conclu le mois dernier mais malheureusement ça ne s’est pas
fait. Une personne d’Areva a rencontré plusieurs fois les terroristes.
On lui a tiré dessus au nord du Mali. C’était le dernier round des
négociations. Aujourd’hui, il faut reprendre contact.
Par
ailleurs, Aqmi veut être sûr de récupérer l’argent. Il faut qu’il ait le
temps de récupérer les billets. Ils ont des machines avec eux pour
vérifier si ce sont de vrais euros. C’est la plus grosse rançon demandée
depuis le début des enlèvements dans la région. On a commencé avec 5
millions d’euros en 2003. On finit avec 100 millions d’euros.
S’ils
obtiennent effectivement 100 millions d’euros, ils vont sortir un plan
B. C’est énorme 100 millions d’euros. L’intervention française en Libye a
coûté 300 millions d’euros.
Avec ces 100 millions, ils vont
acheter des bombes qui vont faire mal et passer à une autre phase,
l’implantation du djihad dans le Sahel. Il n’y a pas d’al-Qaïda poète,
ce sont des mathématiciens.
Je suis contre le paiement de ces
énormes rançons. Les intermédiaires sont de plus en plus nombreux. Il y a
deux types de médiateurs, ceux qui touchent et ceux qui n’ont pas
besoin de toucher l’argent des rançons. Je connais des médiateurs qui
ont leurs enfants dans des écoles françaises à 14.000 euros par an. Les
Algériens ont raison de ne pas accepter de payer des rançons. 100
millions pour libérer 4 otages!
SlateAfrique - Que vont-ils faire avec 100 millions d’euros?
Serge Daniel
- Les terroristes d’Aqmi veulent une ville témoin, où ils pourront
s’implanter rapidement. Ils aspirent au pouvoir politique au Mali. Le
Mali est très pauvre. Il n’y a pas de minimum vital. A deux mois des
élections, des hommes politiques «vaccinent à l’aspirine de sang»
(versent des pots de vin) aux leaders religieux. Ça fait mal.
La
plupart des Maliens n’ont pas une soupe pour le soir. Et on leur propose
un poulet. Tout ce qu’on te demande avant d'avoir le poulet, c’est de
prier. Tu pries doublement pour avoir deux poulets.
Propos recueillis par Nadera Bouazza et Pierre Cherruau
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